L'IDEE DE DUCHAMP : DES CAHIERS OUVERTS AU VENT

 

 

Buenos Aires / Paris, 1919


Marcel Duchamp est à Buenos Aires depuis quelques semaines quand une lettre de sa soeur Suzanne lui apprend qu'elle épouse en avril 1919 le peintre Jean Crotti. Ne pouvant faire le voyage, Marcel envoie par courrier ses instructions pour un cadeau de mariage :


« C'était un précis de géométrie qu'il lui fallait attacher avec des ficelles sur le balcon de son appartement de la rue de La Condamine; le vent devait compulser le livre, choisir lui-même les problèmes, effeuiller les pages et les déchirer.
Suzanne en a fait un petit tableau : Ready-made malheureux de Marcel. C'est tout ce qu'il en reste puisque le vent l'a déchiré.
Ça m'avait amusé d'introduire l'idée d'heureux et de malheureux dans les ready-mades, et puis la pluie, le vent, les pages qui volent, c'est amusant comme idée...»

Marcel Duchamp, Entretiens, p.105


Roberto Bolaño, dans son roman 2666 (éditions Christian Bourgois, 2008), revient assez longuement sur cette idée de Ready-made malheureux imaginée par Marcel Duchamp.

Voici ce qu'il en dit :

 

Calvin Tomkins écrit à ce propos :

« A l'occasion du mariage de sa sœur Suzanne avec son ami intime Jean Crotti, qui eut lieu à Paris le 14 avril 1919, Duchamp envoya par courrier un présent au couple. Il s'agissait d'instructions pour accrocher un manuel de géométrie à la fenêtre de son appartement et l'attacher avec une corde, pour que le vent puisse “feuilleter le livre, choisir les problèmes, tourner les pages et les arracher”. » (...)

De fait, ils arrivèrent à photographier ce livre ouvert suspendu en l'air – image qui constitue l'unique témoignage de l’œuvre, qui ne réussit pas à survivre à pareille exposition aux éléments – et, plus tard, Suzanne en fit un tableau, intitulé Ready-made malheureux de Marcel. Comme l'expliquera Duchamp à Cabanne : “Cela m'amusait d'introduire l'idée de bonheur et de malheur dans les ready-mades, et puis il y avait la pluie, le vent, les pages volant, c'était une idée amusante”. » (...)

« Au cours des dernières années, Duchamp avoua à un interviewer qu'il avait pris plaisir à discréditer “le sérieux d'un livre empli de principes” comme celui-là et il laissa même entendre à un autre journaliste que, en l'exposant aux rigueurs du temps, “le traité avait enfin saisi deux ou trois choses de la vie”. »

Roberto Bolano, 2666, p.403

 

 

A mon tour, je souhaiterais disposer dans le Domaine de Chamarande, au cours de l'exposition « Milieux » (été 2013), un ready-made malheureux constitué de plusieurs cahiers suspendus à des arbres, dont chaque page comportera des pensées exprimées par l'un(e) en direction d'un(e) autre.

Quel sera le travail du vent et des intempéries sur ces pensées fugitives et volatiles ?

 

 

 

© 2001 Succession Marcel Duchamp ARS.
© 2001 Succession Marcel Duchamp ARS.

 

 

Ceci n'est pas sans rappeler les oeuvres de Bernard Moninot (La mémoire du vent), qui fait littéralement écrire le vent. « Aucun de ces dessins n’est répétable, ce presque rien qui a été recueilli est un commencement, le commencement à l’état pur. » (Jean-Christophe Bailly)

 

« Le vent dessine son passage

graphes et glyphes ciselés

fibrilles fils fissures

firmament effilés

sillage d’errance et de danse

traînées gracieuses hasardeuses »

 

Jean-Luc Nancy, Bernard Moninot, Les traces anémones, Editions Maeght, 2008.