La Poésie est un prénom

Johan Faerber

 

 

«Elle était quelqu’un qui avait tendance à croire que partout on écrivait le même poème sous des formes différentes. Qu’il n’y avait qu’un seul poème à atteindre à travers toutes les langues, toutes les civilisations.» Marguerite Duras

 

 

 

Peut-être la poésie ne serait-elle que le secret espoir d’un prénom.

De fait, quand la Littérature commence et qu’elle prend le nom du Poème, l’écriture n’a sans doute jamais à faire avec les mots, les noms communs et le verbe. Quand le poème s’ouvre à l’homme et que les hommes entendent l’aveugle Homère tituber sous le soleil marmoréen et sans trêve d’une Grèce qui ignore qu’elle inventera encore l’idée au cœur du mot même de l’idée, sans doute les hommes ne savent-ils pas qu’Homère l’aveugle, depuis ses haillons et ses récits fabuleux d’airain et de boucliers, espère un prénom. Quand il parle, quand il commence à faire rouler cette langue dont l’alphabet est une frise qui vient redoubler les boucles de sa barbe telle qu’on la voit encore dans les photos ornant les dictionnaires aujourd’hui, Homère attend un prénom. Il dit, en ouverture de L’Iliade, qu’il attend Théa. Il parle d’une déesse et sans le savoir alors, dans la Grèce sans visage, il fixe pour longtemps encore le destin de la poésie par l’invocation. Homère ne le sait donc pas mais il invente une poésie qui sera une lettre, une longue lettre aux hommes, comme si la poésie n’existait que dans une relation épistolaire où l’autre est sa postulation fondatrice et ultime. Homère pose dans l’espoir de la parole poétique l’espoir encore plus insensé du prénom qui se suffirait à lui-même. Les Dieux ne viennent pas, les hommes non plus. Personne ne répond à Homère. Théa est la grande muette de la Littérature. Les Dieux ont disparu derrière la montagne.

Dès lors, et à sa suite, la poésie (la Littérature) est une lettre, une lettre infinie que les hommes qui écrivent voudraient adresser à ceux qui n’écrivent pas. Celui à qui parle le poète (l’homme général qui écrit, perdu dans la généralité d’une écriture qui fait corps avec le destin de l’Humanité) est un homme toujours sans écriture, un homme qui vit, qui est perdu dans la vie, qui vit quand le poète lui ne vit pas, ne peut pas vivre, voit l’écriture comme ce manque à vivre dont il ne pourra jamais se départir. En ce sens, la poésie part de la fin du langage, tout du moins en espère-t-elle secrètement la fin pour que l’autre puisse advenir comme si la poésie vivait dans le malheur du langage. Celui que j’aime, dit le poète, est l’homme sans écriture. Il vit sans avoir l’écriture, sans avoir besoin de mon écriture. Il vit, dans cet intransitif que l’écriture ne saurait jamais atteindre. L’autre est, dans ce même intransitif que l’écriture ne saurait non plus atteindre. L’homme à qui j’écris ne pourra pas me répondre ni m’entendre car il est hors littérature, toujours-déjà vécue comme mon poids, mon manque à vivre. Albertine n’écrit pas. Marcel ne la voit jamais écrire. Elle est une femme qui se tient dans la vie parce qu’elle est une femme sans écriture, un être aimé qui n’a pas besoin de la parole. Elle se tient comme l’antithèse muette et intangible du Narrateur. Transparente et sombre, elle traverse tous les épisodes de La Recherche jusqu’à sa mortelle chute de cheval sans qu’elle pense à dire Marcel par la Littérature. Et Marcel le sait, lui le littérateur, l’érudit depuis sa chambre, l’amateur improductif et stérile, l’esthète encore sans œuvre, que la Littérature ne la concerne pas. Marcel est le prisonnier, celui de cette parole livresque qui ne touche pas Albertine, parce que, lorsque le dernier soir il cite « Booz Endormi », parle de Chateaubriand au clair de lune, non loin de la Porte Maillot, Marcel ne s’adresse qu’à lui-même et qu’à la Littérature. Albertine n’aura plus qu’à partir puis mourir puisque sa place est, littéralement, désormais hors du livre. La Littérature ne pense pas à elle. La Littérature ne pense qu’à elle-même. Albertine n’attend aucun poème des hommes.

Mais quand Proust meurt, il porte la barbe d’Homère : il s’est reconnu poète parmi les hommes. Sur la photo de Man Ray qui nous est parvenue depuis son lit de mort, Proust est méconnaissable. Son visage s’est comme retiré de lui-même, et si ses cheveux évoquent encore le garçon d’Illiers (Ilion-La-Neuve) que sa mère a pu connaître, ses yeux fermés en revanche sont devenus également comparables à ceux de l’aède grec et aveugle. Il a trouvé le point où la Littérature n’a plus pensé à elle-même, est sortie de sa litanie de citations et a attendu, nue, à son tour la réponse de Théa, comme si chaque poème attendait patiemment la réponse d’un grand mort, d’une divinité sans vie, trop tôt retirée de la vie des hommes. Dans la nuit sans nombre de Tansonville, dans cette chambre un peu trop campagne, Marcel en est venu lui aussi au prénom. Bien après la mort d’Albertine, délivré de Littérature et du rêve de l’œuvre, Marcel se réveille en sursaut pour crier le prénom d’Albertine. Marcel revient avant d’écrire au cri premier de la Littérature : le prénom, dans ce qu’il a d’impossible à atteindre et dans cette puissance inexemplifiable que la parole voudrait atteindre. Le poète écrit le prénom, en revient toujours à lui comme si sa poésie était lancée dans la chasse à Dieu. Plus encore que Ronsard et que Nerval, Apollinaire est aussi ce poète des prénoms : il y a toutes les femmes, il y a Rosemonde, il y a Marie, il y a Marie-Sibylle, il y a Salomé, il y a Clotilde, il y a Lorelei, il y a Lou, il y a Annie et chacune donne un titre au poème, chacune devient un poème qui dit la vérité du désir pour chacune d’elles comme si chaque poésie était l’attente du retour de chacune. Qui les fera revenir sinon le poème ? Sans doute et par ailleurs, est-ce dans cette attente du retour homérique de Théa, d’Albertine ou encore de Marie-Sibylle, que le roman est né. Le poète ne serait devenu l’homme du récit que parce que le poème attendrait la réponse du prénom, attendrait que son propre prénom soit prononcé en retour et dans cette attente folle du miracle, le récit interviendrait, neuf et nu. En ce sens, le roman procèderait peut-être de l’absence de la poésie, de son échec momentané à ramener l’autre au cœur du poème comme si le roman naissait au lieu même de sa défaillance, quand Je ne parvient pas à être un Autre. Comme si le roman se donnait comme un intervalle entre deux poèmes, entre deux prénoms prononcés, entre deux attentes. Comme si le roman apparaissait au lieu du Poème et de son impuissance fondatrice.

Car il existerait peut-être, à tout prendre, une fable noire du roman, celle que vient à résumer avec fulgurance Duras dans Détruire, dit-elle quand Alissa avoue : « Dans le livre que je n’ai pas écrit il n’y avait que toi. » Au cœur de cette sentence se dessine l’idée selon laquelle le récit n’est jamais le récit de toi. Le poète qui devient romancier mais qui naît d’abord poète dirait : quand j’écris un récit, quand j’ouvre une phrase qui deviendra une histoire, quand j’enroule ma parole dans les événements, je sais pertinemment hélas que tu ne seras pas dans le roman. Tu n’es jamais au lieu d’une histoire, dans l’histoire mais ce qui, depuis elle, manque à dire. Dans la cosmogonie noire, trouble et serpentine de la Littérature, le poète a trouvé le roman pour couvrir le vide de ton absence et l’impossibilité à te dire : le récit ne se tient pas devant le poète comme un divertissementmais comme une diversion : une autre version de toi où tun’es pas toi. Le poète cherche dans le roman l’histoire qui à lui ne vient plus. Il attend que l’histoire recommence. Le conte (au sens de Benjamin) est né ici, au bord du prénom qui n’en finit plus de se répéter pour rien dans la bouche des poètes. Le roman vit ainsi dans l’infirmité lyrique et physique de l’autre alors que le poète ne cesse de le clamer : je voudrais le poème comme forme spontanée de toi. Duras le sait qui est, elle, la romancière de l’appel du prénom, du prénom recommencé dans le récit quand le poème n’y est plus, qui a compris que la Littérature ne nomme pas mais appelle : Lol., Suzanna, Anne-Marie, Nathalie, Vera, Aurélia, Aurélia, Aurélia, Agatha et surtout Emily L., la femme du Poème. On raconte l’histoire et le roman d’Emily parce son poème a disparu, son poème brûlé par le Captain, ce poème étalé comme un crime, ce poème, après la petite fille morte qui ne dit pas le nom du Captain. Ce poème de personne, cœur noir du roman qui s’écrit en contrejour de lui, ce poème précédé de cris la nuit, quand Emily vocifère des prénoms comme Marcel la nuit crie Albertine dans une maison aux volets clos, dans une campagne sans lune, sans Victor Hugo. Il existe alors peut-être ce grand poème qu’attend Emily L., ce grand poème qui s’enfonce dans la nuit sans nombre de Newport : ce grand poème est le prénom de l’enfant mais l’enfant est morte. La poésie a disparu. Le roman est le genre du meurtre, c’est le genre criminel de la Littérature. Le poème est, quant à lui, espoir du nombre : il n’a tué personne, pas même le loup de Vigny.

Mais que disait le poème disparu d’Emily L., celui dont le Captain meurt de ne pas voir son prénom appelé en son cœur ? Quelles en étaient les phrases les plus noires ? Y avait-il réellement cette lumière d’hiver qui était donnée dans un paysage où tu n’étais pas ? Y avait-il l’absence sous le jour d’un paysage où je ne te trouvais pas et qui ne te verrait plus ? N’y avait pas plutôt la lettre inaugurale des Yeux verts, cette lettre qui, chaque fois qu’on la lit, recommence dans un étourdissement sans voix le miracle de la Littérature ? Je crois qu’il y avait ceci : « Il y a en ce moment dans le jardin quatre-vingt-dix mille roses et ça me tue. » Ramona, le chat, crie. Je ne comprends pas ce prénom : il faudra là aussi un poème pour dire le prénom parce que Barthes se trompe. Il dit : dans la pensée de toi, quand je pense à toi, j’écris mais mon écriture est du vide que je tends vers toi. Dans la figure dégradée et vulgarisée de l’amoureux chez Barthes (l’amoureux chez Barthes est toujours un auteur sans œuvre), la littérature se tient comme un contact. Je parle, j’utilise, je mobilise la littérature comme une forme vide et vaine, une parodie de modernité qui veut t’accueillir et te recueillir : je t’écris mais quand je t’écris, je ramène mon geste à lui-même, je suis l’homme phatique. Toute la littérature tiendrait sur une carte postale, je n’aurais qu’à y apposer mon nom, mon prénom seuls : ils s’y tiendraient non comme le signe (il n’y en a plus) mais comme le signalde moi à toi advenu et revenu. Mais la modernité ne rit jamais sauf quand il est très tard dans une nuit où elle ne croit plus en elle. Mais quand je pense à toi, je ne suis pas phatique, je ne suis que conatif. J’attends que le langage devienne une puissance vocative inouïe, qu’elle te rappelle à tous, que ma phrase devienne cette intensité qui sort du langage, pour tendre vers toi le langage comme un doigt venant te toucher l’épaule quand tu es de dos, puisque la poésie s’écrit toujours quand tu es de dos, quand tu ne la regardes jamais. La poésie voudrait être le prénom car le prénom comprend sa place unique et singulière dans le langage : il sait que lorsqu’il est énoncé, il ouvre à celui qui le désigne la grâce d’une présence interminable à l’autre. Il est au-delà du langage, comme si dans la poésie, le poète trouvait le lieu où le sens n’était plus que la communication. Car, au matin et au soir de sa vie, d’Homère à Hölderlin, la littérature n’a pas d’autre but que d’être la communication, de communiquer, de dire aux hommes le lien.

Ainsi le poète qui dit le prénom et qui sait que la littérature veut dire en ce seul mot comprend-t-il que le poète est une zone d’effacement de soi, que la poésie annule le poète parce que le poète devient une présence inouïe par laquelle l’autre viendra. Quand Rimbaud écrit « Je est un Autre », il ne dit pas que l’altérité nous viendra mais, dans un communisme fou, il dit que l’Autre est un Je, que l’autre est mon semblable, il déclare la mêmeté de l’humanité et non l’altérité en soi comme inquiétude mais comme bonheur d’exister à plusieurs en soi. En ce sens, la formule de l’intelligence poétique de soi n’est plus l’enthymème de Descartes « Cogito Ergo Sum » mais « Cogito Ergo Cum » dans un grand être avec les hommes, un appel de la communauté sans fin. Verlaine l’a compris qui a vu, comme Rimbaud la grande inutilité du langage qui ne doit servir qu’à inlassablement répéter le prénom des hommes : « Sur ce, très chère, adieu. Car voilà trop causer, / Et le temps que l’on perd à lire une missive / N’aura jamais valu la peine qu’on l’écrive. » Depuis ce langage qui s’éteint, chez Verlaine comme chez tous mais plus encore, la poésie voudrait dire Arthur et dans ce prénom d’Arthur se taire. Les Dieux, comme chez Homère, sont encore derrière la montagne. Ils sont comme de dos. On ne les voit pas. Peut-être sont-ils cachés dans la barbe de Walt Whitman ou dans celle de Verlaine. Peut-être sont-ils dans ces quelques mots de Stéphane Bouquet : « chaque poème espère quelqu’un, est la patiente diction de l’attente, chaque poème émet le vœu de contenir. ». Peut-être le prénom des hommes se cache-t-il tout entier dans cet autre vers d’Hölderlin dans son chant à la Terre Mère : « Je chante au lieu d’une communauté ouverte. » où le prénom est le nom de tous. Peut-être le prénom des hommes se cache-t-il enfin dans le Poème qui comprendra que la Littérature n’est pas un langage mais qui clamera au bord de la nuit revenue que : La Littérature est un sentiment.

 

 

 

Docteur de l'Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, Johan Faerber est l'auteur d'un essai intitulé Pour une esthétique baroque du Nouveau Roman chez Honoré Champion. Co-organisateur de différents colloques internationaux, il a par ailleurs écrit de nombreux articles et dirigé de nombreux collectifs sur le Nouveau Roman et la littérature contemporaine. Il est directeur de la Série "Le Nouveau Roman en questions" aux éditions Minard. Il vient d'y faire paraître Vers une ruine de l'écriture et s'apprête à y faire publier un collectif consacré à Claude Ollier. Il dirige également la collection "Classiques & Cie" aux éditions Hatier.