Surplis [extraits]
Frank Smith
Surplis, composé d’une centaine de fragments qui seront mis en page par Julie Patat dans le cadre d'un livre à paraître en octobre 2014 chez Argol, a été construit lors de ce séjour à Chamarande.
En agitant nos mains, nous causons une vibration dans l’atmosphère ambiante. Désormais « Je pense à toi » n’est plus à toi, et cette série de compositions multiples — signes, traces, preuves, indices, legs — dresse un livre-plateau portatif. Chaque pensée à toi est comme au bord d’un précipice. Chaque pensée à toi est au bord de son précipice : aucune pensée ne peut se perdre, les pensées ne brûlent jamais, la pensée déserte la pensée.
Comment ça se passe, ici ?
Il y a beaucoup de fragments, on dirait un rassemblement.
Il y a une combinaison de traits de pensées pliées les unes sur les autres par effets de coupures et de rabattements et pliées aussi au-delà même des plis comme des opérations de vent visant à produire une adresse. Où on est conduit à expérimenter des labyrinthes et des carrefours et à commencer à se positionner.
Il n’y a pas de points de forage, je ne pense pas, mais il y a des colonnes d’air où je et toi ne sont plus forcément à saisir comme des entités simples ou identiques ou présentes à soi.
Il y a des réflexions mobiles associées par court-circuit selon une temporalité qui n’est plus du tout de la succession — les mots se voient désormais embranchés selon une série de lignes qui s’éclairent en se répétant et qui redistribuent les constellations de la pensée.
Et puis il y a habiter ce monde : il y a développer par microplissements spontanés une aptitude aux intervalles et il y a décompenser l’ouverture.
Les chemins de pensées à toi, cela passe par un itinéraire feuilleté presque nécessaire et comme objectif, ils ne sont bientôt plus superposables aux sentiers forestiers.
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Il a dit : « Mais chaque nuit, pour accroître l'édifice, l'exhausser, l'étendre et l'embellir, je m'en vais furtivement quérir de grosses pierres sous les arbres, je les débarrasse de la terre, des racines, des insectes, des larves, des cocons qui résident dans leurs cavités, et chaque nuit je trouve des fondations à consolider, des entablements à réparer, des murailles à la crête de créneaux édentés, des dallages inégaux, des marches périlleuses pour le voyageur nocturne de chaque nuit. »
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Je pense à toi, j'en suis quelque chose
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Je pense à toi entre, in between
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Je pense à toi, sans l'illusion que l'on pourrait jamais échapper au sujet
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Je pense à toi, je ne fais pas comme si
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Je pense à toi, après tout c'est avec toi que j'ai appris le français, que j'ai appris à manier une langue
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Je pense à toi, je n'ai jamais vibré que de l'inquiétude de connaître cette langue, que de partager une langue avec toi
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Je pense à toi, alors que repus les vivants errent dans leurs usines, les gens qui sont dans l'objet, ils sont eux face à leur devenir
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Ton dernier souffle sera mon premier souffle ?
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Je pense à toi, des plaques de peau, des lambeaux de muscle
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Je pense à On Kawar
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Je pense à toi, « à demi-mots, à bribes de mots, à toute vitesse »
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Je pense à toi, ça ne va pas de soi
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Je pense à toi, une électricité continue
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Je pense à toi, le faire-part d'une naissance qui n'a pas peur de la vie – dont acte
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Je pense à toi, où dois-je me rendre ?
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Je pense à toi, je baigne dans la langue
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Je pense à toi, c'est se retirer de l'ombre de l'autre
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Je pense à toi, il faut repartir de là (un début)
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Je pense à toi, en pareil cas, mais je ne sais si c'est le cas car on n'a encore rien dit
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Je pense à toi, la perspicacité et l'injonction de chaque nouvelle phrase, une instauration
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Je pense à toi, je le sais parce que j'étais là
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Je pense à toi, non que j'aurais mon mot à dire
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Je pense à toi, les traits tirés
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Je pense à toi, c'est trop aléatoire
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Je pense à toi, prononcer le mot adéquat moi qui
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Je pense à toi, à moins que tout commence
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Je pense à toi, en amont de l'action
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Je pense à toi, lentement à vide
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Je pense à toi, me quitte
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Je pense à toi, un terrain d'entente
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Je pense à toi, la phrase où va le mot phrase
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Je pense à toi, I Miss All That You Know Of Me
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Je pense à toi, j'en sais quelque chose mais quoi ?
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Je pense à toi, Reality Is Not What It Used To Be
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Je pense à toi, une pratique, je conquiers un corps de souffle
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Je pense à toi, je me rassemble
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Je pense à toi, recherche & développement
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Je pense à toi, différence et intensité
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Je pense à toi, est-ce que je vois ce que tout le monde voit ?
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Je pense à toi, tel que cela ne fût jamais vécu
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Je pense à toi, tandis que le ciel se couvre soudainement et qu'il n'est plus possible de voir ni la lune ni les étoiles ni les lueurs errantes que l'on peut observer, comme on le sait, dans cette région du monde sans jumelles ni télescope
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Je pense à toi, ce sont des paroles que j'emploie dans une lettre sans mention d'expéditeur
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Je pense à toi, et je te vois clairement, je vois les doigts, les poignets, les yeux expressifs inexpressifs, je vois l'autre toi réfléchi sur la vitre étamée de la baie, flottant léger sur le ciel de Chamarande, comme une photographie qui est truquée mais qui n'est pas truquée, flottant, flottant pensif sur le ciel de Chamarande, adressant des messages de la zone la plus froide, la plus glacée, sous la loi de quoi ? L'attraction ?
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Je pense à toi, calme incomplet
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Je pense à toi, je le fais, je sais le faire, sans l'aide de personne, rien qu'en regardant
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Je pense à toi, trottant sans peur au bord de la route
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Je pense à toi, je me rétracte et corriger un fragment précédent, lequel ?
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Je pense à toi, la logique d'une idée
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Je pense à toi, suis-je séparé de ce que je peux ?
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Je pense à toi, dans chaque fragment c'est ton visage qui parle et prononce
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Je pense à toi, d'ores et déjà
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Je pense à toi et rien ne sera oublié après
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Variation de toi = ligne mélodique de toi ?
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Je pense à toi, qui vive fait long feu
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Je pense à toi, quelque chose est raccord
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Je pense à toi, je ne peux pas y toucher
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Je pense à toi en reconnaissance de cause
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Je pense à toi à bout portant
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Je ne pense qu’à ça
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Je pense à toi, donc je suis à toi ?
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Je pense à toi, émoi
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Je pense à toi, je n'affirme pas, je ne m'approprie pas, je ne m'arroge pas
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Je pense à toi, séparation, fissure, intervalle d'être
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Je pense à toi, rien ne peut le ravir (ça)
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Je pense à toi, ça ne séduit pas, ça n'attire pas
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« Il pensait dans d'autres têtes ; et dans la sienne d'autres que lui pensaient. C'est cela la vraie pensée. » Bertolt Brecht
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Je pense à toi, un silence avant de faire retour
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Je pense à toi, esprit de l'escalier
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Je pense à toi, cela m'absorbe sans mettre en question, je flotte
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Je pense à toi, j'habite un espace sans me fixer à une place assignée, c'est fatiguant
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Je pense à toi, je veux bien aller avec toi
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Penser à quand cela n'arrivera plus.
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Je pense à moi, je te fais vivre à l'intérieur
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Je pense à toi, suis-je pleuré ?
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Je pense à toi n'est pas un mot d'ordre, est-ce que cela défait la syntaxe de ma langue ?
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Je pense à toi, fausse promesse, chose due ?
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Je pense à toi, je mets toi à la place de je, je mets je à la place de toi
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Je pense à toi, des jours à te voir et à partir
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Je pense à toi, à te voir comme si je ne voyais pas, mais sans abdiquer mes yeux
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Je pense à toi, je tire la leçon inapaisée qu'est le monde
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Je pense à toi, parallélisme où l'une des deux droites est de trop
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Je pense à toi, comme si quelque chose n'existait pas
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Je pense à toi, une présence ou son contraire
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Je pense à toi, en haut, au milieu ou en bas
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Je pense à toi, ouvrir les yeux loin d'autres yeux
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Je pense à toi, éléments et particules de langage, de gorge
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Je pense à toi, si je cherche à préserver ta vie, ce n'est pas seulement parce que je cherche ainsi à préserver la mienne, mais parce que ce que je suis n'est rien sans ta vie
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Je pense à toi, je saurai plus tard jusqu'à quel point et quelle mesure j'aurai bien fait le nécessaire
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Je pense à toi, un jour nous nous trouverons face au fait accompli de l'aspersion de lumière malmenant l'ordonnance des feuilles
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Je pense à toi, le soleil : quand a-t-il commencé & quand en verra-t-on la fin ?
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Il a dit : « Ce soir, nous nous en éclaircissons, nous en aurons le cœur net. Nous avons cotisé pour nous procurer des voitures deux places, nous nous sommes essoufflés à recruter des cochers, mais enfin nous pouvons emmener d'ici avec nous tous ces personnages qui traînent dans nos dialogues et qui accaparaient mes heures à ton détriment ; maintenant qu'ils sont mis en présence les uns des autres, ils ne sont plus redoutables comme ils étaient, mais à l'inverse, tout effarouchés, ils s'annulent par leur contrariété. »
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Nous restons ensemble.
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Je pense à toi, souvent sans y songer nous cédons à une semblable motion de nos sens qui nous pousse l'un vers l'autre avec une force irrésistible ; sans nous être donné le mot nous atteignons simultanément nos postes d'observation favoris (le pavillon du Belvédère, l'Orangerie, la Ferme, le Buffet d'eau, le Jeu de l'oie, le Potager Contant d'Ivry, l'Auditoire, la Fabrique, la Glacière, le Cabinet des Grâces, les sous-bois…)
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Je pense à toi comme si mes pensées se distillaient et se décantaient en ta présence, je rêve de franchir un pas qui ne serait jamais le dernier
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Je pense à toi, le vent qui souffle dans la vallée a dévié tous les sentiers du Domaine sur les accotements et les fait s'écarter aux abords du cours d'eau comme les nervures d'une feuille elliptique
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Je pense à toi, le cours de la Juine est creusée dans le calcaire, telle une grande conque brisée ou bien une salle de concerts sans plafond sourcilleux, elle apporte jusqu'aux alcôves des chambres tièdes le soupir alangui des amoureux du parc
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« La parole est donc l'exercice qui entretient, travaille et nourrit le silence, qui fortifie l’absence qui se trouve à son principe comme à sa fin, et lui donne son nombre, sa mesure et son poids. Je ne parle, nous ne parlons que pour nous exercer à la remémoration du silence, à la pesée de l'absence : ce qu'on appelle penser. Comme un voyageur égaré qui s’avance dans une neige qui, à chacun de ses pas, s’accumule devant lui, devient de plus en plus dense et fait obstacle à sa marche, ainsi la parole éprouve, selon le degré de sa progression, la densité croissante du silence et l’incommensurable mesure de l’absence. Parvenue aux confins de son royaume, à la limite des mondes, épuisée, elle tombe dans la neige et s’y ensevelit comme dans un linceul. Et c’est alors qu’elle sait – elle ne sait rien, elle ne sait que ce rien – ce dont elle ne peut parler, et qu’il lui faut taire. » Jacques Darriulat
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Il a dit : « C’est un peu la raison de cette dernière lettre que je vous envoie – la nostalgie de ce réel capté lors de mes consultations à la bibliothèque du château, dans les traces laissées par d’autres chercheurs. Une dernière lettre pour moi, lecteur inconnu, anonyme, de cartes postales, qui ne le suis déjà plus. Une fois publiée, cette lettre affichera mon nom, c’est une lettre qui s’adresse à des inconnus, mais qui, par sa publication – la publication de mon nom – s’adresse déjà à autre chose : une troisième adresse, une adresse à la lecture, peut-être. Une dernière lettre aussi pour me rappeler qui j’étais et où je me situais, ce que je faisais alors – une lettre à moi-même pour mes archives personnelles. Une dernière lettre pour ceux à qui je tourne le dos, ce monde des lecteurs inconnus qui n’est déjà plus le mien. »
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Comment dire / je pense à toi / que je pense à toi / sans dire autre chose que / je pense à toi ?
APPENDICE
Très cher hêtre pourpre,
J'ai l'honneur de vous témoigner que j'ai dû éprouver une grande joie à vous contempler de nouveau et à prendre du repos sous votre ombre. Vos excellentes déclinaisons sont très bienfaisantes pour moi et la reconnaissance que je vous dois s'ajoute à l'admiration de vos parfaites conceptions. Tant de souplesse et de longévité m'inspirent à votre égard un sentiment solennel ; il faudrait que je fusse dépourvu de tout sens commun pour ne pas savoir l'apprécier. C'est là que prend naissance l’impulsion à ma plus pure activité : vous contempler et me reposer sous votre ombre.
Comme c'est étrange, l'homme ne parvient à rien si tout lui est indifférent, mais toute action et tout progrès lui sont interdits quand la souffrance le ronge. Pour vivre et pour agir il faut qu'il unisse en lui la tristesse et l'espoir, la joie et la douleur.
Que mon intrusion à m'adresser à vous ne trouble votre paix. Votre vieillesse y a bien droit après tout ce que vous avez fait pour nous et les multiples épreuves que la vie vous a infligées.
Votre bonté, depuis longtemps claire et évidente pour moi, m'est un objet vénérable, présent à mon esprit. Les jours qui ont passé sans dommage pour votre santé me sont précieux et les heures passées près de vous, inoubliables. J'ai l'espoir et la ferme confiance que vous continuerez à aller très bien et à vous trouver comblé de vent suffisant en ce Domaine de Chamarande et en ce monde.
Vous m'avez rendu bien heureux, je ne l'oublierai jamais, ni en esprit ni en fait.
Avec ma reconnaissance, je suis
Votre admirateur